EN KIRGHIZIE, QUELLES PRIORITES POUR DEMAIN ?
David GAÜZERE - De Bichkek
Université Nationale Kirghize J.
Balasagyn - CNRS Université de Bordeaux 3
Vice-Président de l’Association
des Kirghiz de France et de leurs Amis (AKFA)
Le nouveau pouvoir kirghiz issu de la Révolution dite des Coquelicots du 07
Avril 2010 impose lentement et non sans peine son autorité sur l’ensemble du
pays, alors que face à lui s’expriment les attentes d’une population fatiguée
et démunie de tout. Les chantiers du gouvernement provisoire sont immenses et
devront bénéficier dans les plus brefs délais d’un soutien indispensable
de la communauté internationale pour etre menés avec succès.
VERS UNE REPUBLIQUE
PARLEMENTAIRE ?
Premier chantier du nouveau pouvoir : Etablir une constitution
appelant à l’instauration d’une république parlementaire.
D’après les premiers résultats issus de discussions et d’ébauches menés
entre responsables de partis politiques et experts juridiques et
constitutionnels rendus publics le 26 Avril dernier, cette nouvelle constitution
garantirait une stricte séparation des pouvoirs, diminuerait le poids du du
Président de la République et augmenterait la place du Parlement dans la vie
politique institutionnelle kirghize :
-
Le
statut du Président de la République serait réduit à un rôle honorifique. Le Président
ne ferait que nommer le Premier-Ministre et ne pourrait même plus nommer seul,
sans l’aval du Parlement, les grands administrateurs de l’Etat. Son mandat
durerait 5 ans et ne serait renouvelable qu’une fois. Sa rémunération ne
proviendrait que de son propre salaire. Tout pouvoir de vêto lui serait enfin
retiré.
-
Le
Parlement verrait ses pouvoirs renforcés. Le parti majoritaire à la Chambre ne
pourrait plus obtenir seul plus de 50 % des sièges, même en cas de majorité
absolue.
-
Les
préfets et les maires seraient élus et siègeraient à la tête de conseils, dont
ils ne seraient plus que des porte-paroles.
-
10
des 13 membres de la Commission Electorale Centrale, jusque-là choisis par le
Président de la République, seraient désormais désignés par des partis
politiques et des organisations non-gouvernementales (1).
Il va sans nul doute que le système parlementaire, même s’il est imparfait,
reste le mieux adapté à la situation de la Kirghizie du fait de sa situation géographique
et historique singulière en Asie centrale.
-
L’isolement
des vallées kirghizes l’hiver encourage les replis identitaires, mais vulnérabilise
davantage chaque vallée qui n’a d’autre recours que le consensus politique pour
trouver des débouchés économiques à ses productions. En conséquence, les vallées
sont économiquement inter-dépendantes et ne peuvent s’affranchir : L’industrie kirghize
se trouve essentiellement dans la Vallée du Tchoui, près de la capitale, au
nord du pays ; la culture du coton et l’élevage du ver à soie sont en
revanche la spécialité du sud, la Vallée du Fergana, tandis que l’élevage bovin
et ovin caractérise les Vallées centrales de Naryn à l’est et de Talas à
l’ouest ; l’agriculture céréaliere est plutôt concentrée dans les Vallées
du Tchoui et de Talas ; le tourisme balnéaire et de montagne imprègnent la
marque des rives du Lac Yssyk-Koul. Enfin, chaque région kirghize dépend en électricité
de la centrale hydro-électrique de Toktogoul, tandis que la route Bichkek-Och
est l’une des rares à relier le nord au sud du pays. Les complémentarités économiques
des vallées kirghizes exigent donc un consensus nécessaire sur toute prise de décisions
dans le pays. Le nord a besoin des métaux rares, présents dans l’Oblast de
Batken et de l’agriculture cotonnière de la Vallée du Fergana pour développer
son industrie minière ou textile, tandis que l’agriculture du sud dépend en
partie des grands combinats industriels de la Vallée du Tchoui, fabricants de
tracteurs, de matériels et d’engrais agricoles divers.
-
Les
Kirghiz ont une tradition historique « agorique » avec la formation
des kurultai, ces grandes assemblées
de chefs de tribus (bai) qui, depuis
le XVIe siècle, dictaient la coutume (adat)
dans l’espace kirghiz, réglaient les différends, choisissaient « électivement »
les khans (y compris parmi des femmes) et les déposaient lorsqu’ils devenaient
trop ambitieux (manap), afin que tout
équilibre politique ne soit pas rompu. Cette tradition de « démocratie
directe athénienne » perdure encore aujourd’hui dans l’inconscient kirghiz,
lorsque chaque révolution interrompt à un certain seuil la montée en arbitraire
du pouvoir précédent.
ENRAYER LA PAUVRETE ET L’ECONOMIE
SOUTERRAINE
Second chantier : Décriminaliser, re-nationaliser les secteurs-clé de l’économie.
-
Sous
les régimes d’Askar Akaev et de Kourmanbek Bakiev, l’économie souterraine était
en plein essor à Bichkek et à Och. La profusion de casinos dans la capitale témoigne
à elle-seule de la force des réseaux mafieux souterrains. Dans un Etat où le
salaire mensuel moyen d’un professeur d’université est de 100 euros, la
tentation d’un deuxième emploi non officiel est grande. Enfin, les différences
sociales, restées enfouies jusqu’au début des années 2000, s’affichent dorénavant
de manière débridee et ostensible. Les fortunes se défont aussi vite qu’elles
s’amassent, toutes bâties autour de la concussion, du crime organisé et de tous
les trafics qui s’y rattachent et qui gangrènent presque tous les secteurs de
l’économie nationale.
-
D’autre
part, les rares secteurs de l’économie échappant encore au marché de la
criminalité, sont entre les mains de sociétés mixtes partagées entre le
gouvernement kirghiz et des grands groupes étrangers (joint-ventures). Les sociétés
étrangères récoltent ainsi de façon avantageuse les profits tirés des ressources
naturelles, dont aurifères, de la Kirghizie et privent l’Etat kirghiz d’une
part importante de ses recettes. La compagnie canadienne Centerra Gold Inc. dispose
ainsi annuellement de près de 70 % des revenus du gisement d’or de Koumtor, les
Chinois possèdent en des proportions analogues celui de Djeroui, comme l’unique
puits de pétrole kirghiz, situé près de Djalal-Abad (2).
-
Enfin,
la question du partage des terres montre son acuité au moment de chaque grand
changement politique (indépendance en 1991, révolutions de 2005 et de 2010), se
transformant bien souvent en tensions ou affrontements socio-ethniques locaux (3).
De culture nomade, les Kirghiz ont une tradition de gestion collective et
publique de la terre et aborrent toute forme de propriété et de parcellisation,
étrangère à la tradition de l’adat
(la terre y est vue comme un tout, un apanage national). Or, dans les deux
principales vallées de Kirghizie, de nombreuses minorités ethniques détiennent
des terres et, avec les populations kirghizes sédentarisées de ces vallées, les
gèrent différemment (propriété privée, héritage filial partagé et notarié..).
Ainsi, le vide institutionnel né de tout changement politique brutal sonne
comme une revanche pour les populations semi-sedentarisées et appauvries des
Kirghiz de la montagne, avides de terres plus fertiles et riches, sur les populations
allogènes et « assimilées » des vallées.
Le nouveau gouvernement provisoire entend redonner de la transparence à l’économie
du pays, en instaurant des conseils de direction censés entourer chaque
directeur de société publique ou privée kirghize et toute administration
publique d’Etat ou locale. Mais, s’il en a le projet, en a t’il les
moyens ? Comment pourra t’il définir à l’avenir une position plus
avantageuse au peuple kirghiz dans ses négociations avec les grandes entreprises
étrangères ?
LE SUD... TOUJOURS LE SUD
Troisième chantier du gouvernement provisoire - et des gouvernements
suivants - la question du sud aiguise la plupart des esprits dans le pays, mais
ne parvient pas à faire l’unanimité de tous. Le sud, rural, conservateur, ouzbékophone
et plus islamisé forme depuis toujours une identité à part en Kirghizie.
-
Quid d’une indépendance ?
Même si une majorité d’Ouzbeks et de Kirghiz méridionaux la réfutent, l’indépendance des régions du
sud de la Kirghizie séduit une part non négligeable de la population locale et
a ses bastions, ouzbékophones. Les partisans de cette indépendance
souhaiteraient établir une seconde entité ouzbèke, dirigée par un régime
politique différent et alternatif à la dictature de l’Ouzbékistan voisin. Mais,
des divergences profondes demeurent entre les partisans d’une république
islamique, nombreux à Ouzgen, et ceux d’une entité ouzbèke démocratique,
manifestes à Djalal-Abad. La présence d’enclaves étrangères ouzbèkes et
tadjikes dans la partie kirghize de la Vallée du Fergana entrave encore plus
toute velléité d’indépendance chez ses partisans.
Cependant, tous les Ferganais - y compris les Kirghiz de la vallée - s’accordent
à reconnaître que la population des 3 oblasti
(régions administratives) méridionales de Kirghizie forment une « société
distincte » du reste du pays, avec ses propres culture et traditions (4).
-
Quid d’une autonomie et dans quel cadre ?
Le gouvernement provisoire devra donc tenir compte de cette réalité dans
ses prochaines négociations avec les pouvoirs locaux. Formant plus de 14 % de
la population, les Ouzbeks composent désormais la minorité ethnique la plus
importante de Kirghizie (devant les Russes, mieux reconnus) et entendent au
niveau local se faire reconnaître des droits linguistiques, culturels et économiques.
La question d’une autonomie des régions méridionales devra tôt ou tard être
abordée. Mais, si tous la souhaitent localement, le cadre choisi ne fait pas
l’unanimité entre la demande d’une simple officialisation de la langue ouzbèke
dans les 3 provinces et celle d’une autonomie juridique, culturelle, religieuse,
économique et administrative plus large.
METTRE FIN AUX DIFFERENTS PROSELYTISMES
RELIGIEUX
Quatrième chantier : Définir une politique cultuelle cohérente dans le
cadre d’un Etat laïc, respectueux de toute religion, mais ferme vis-à-vis des
activités religieuses illégales, terroristes ou sectaires.
La Kirghizie connaît à l’échelle du monde des bouleversements importants
dans le domaine des cultes et des religions. La radicalisation de l’islam et la
profusion des nouvelles sectes chrétiennes, néo-protestantes, y sont aussi
marquantes et représentent un sérieux défi à surmonter pour les nouvelles
autorités. Les nouvelles formes de religiosité sont encore marginales, mais
progressent cependant sur le terreau de la pauvreté et des injustices sociales.
Ce danger est en outre aggravé en Kirghizie par l’enclavement des vallées.
L’islamisme progresse bien dans la Vallée du Fergana, au sud du pays, tandis
que le nord du pays se christianise petit à petit sous l’action de sectes
protestantes américaines ou coréennes, porteuses autant d’argent, d’emplois que
de projets d’évangelisation. Les tensions sont déjà parfois palpables lors d’événements
religieux familiaux entre les néo-convertis de chaque religion et les Kirghiz
traditionnels, peu islamisés et encore très empreints de chamanisme (5). Par-delà
une fragilisation de l’identité nationale, l’apparition de nouvelles pratiques
religiseues pourraient d’ici quelques années représenter une menace sur la cohésion
territoriale et nationale de la Kirghizie, si des mesures d’encadrement ne sont
pas adoptées au plus tôt par le nouveau pouvoir à Bichkek.
Les nouveaux défis ne manquent pas au nouveau gouvernement provisoire, mais
Roza Otounbaeva a conscience de l’immensité de sa tâche et de la chance unique,
réservées à son gouvernement. La nouvelle équipe en place à Bichkek est
rajeunie en moyenne de dix ans, a une plus grande ouverture internationale et
une meilleure connaissance des nouvelles technologies de l’information. Les
luttes de pouvoir qui pourraient plus tard opposer les nouveaux dirigeants
entre eux relèvent désormais de la vie politique traditionnelle partisane et ne
sont plus la conséquence d’un jeu de clientèles et de tribus. Les partis
politiques, qui ont pris le pouvoir à Bichkek, ont des programmes politiques
distincts et des membres dans chaque région du pays, élus avec la mission de défendre
dans chaque region la ligne de leur parti. Il est certain que la vie politique kirghize
connaîtra encore d’autres soubressauts à l’avenir, car toute démocratie ne peut
se construire en un seul jour, mais il va sans nul doute que son processus de maturation
et de stabilisation est déjà aujourd’hui bel et bien engagé.
(1) http://www.24.kg/konstitucija2010/72880-proekt-konstitucii-kr-2010-goda.html
(2) http://www.mjtimes.sk.ca/Canada---World/Business/2009-09-24/article-97215/Kumtor-gold-mine-to-fall-short-of-2009-output-guidance,-Centerra-warns/1
(3) Les incidents relatifs à la terre doivent
surtout être perçus dans la Vallée du Tchoui comme des phénomènes locaux,
relevant davantage des questions sociales que des relations inter-ethniques.
Les relations entre Kirghiz et Russes restent bonnes et les mariages mixtes
sont nombreux au nord du pays. Par ailleurs, des Kirghiz se sont régulièrement
opposés localement sur la question de l’acquisition des terres (opposition
classique entre propriétaires et demandeurs).
(4) Dans les jours qui ont suivi sa chute à
Bichkek et son repli sur ses terres ferganaises, l’ancien Président kirghiz Kourmanbek
Bakiev avait tenté d’utiliser la carte de la « spécificité
méridionale » pour conserver son pouvoir dans le sud, à défaut de pouvoir le
reconquérir dans le reste du pays.
(5) L’enterrement de parents fait déjà débat
dans certaines familles déchirées entre les tenants de la tradition kirghize et
les adeptes de nouvelles formes de religiosité, islamistes ou néo-protestantes.
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